La géométrie génère
des émotions. Si la géométrie est la mathématique
qui formalise l’espace, il existe aussi une géométrie
affective qui l’« émotionnalise ».
Rien de nouveau. Tout enfant enfoui dans son ennui, sait éprouver
la douce euphorie de voir s’extraire d’un nuage un éléphant,
que les volumes mouvants feront licorne ou lapin, ou même
ganache grimaçante, c’est au choix. Puis on oublie.
La redondance des formes patiemment inculquée dans ces lieux
d’élevage, et non d’élévation,
que sont école, collège et lycée, surcharge
peu à peu cette faculté primaire, et à la fin
du secondaire, au terme d’un long conditionnement, l’appétit
de réalisme graphique aura gangréné le goût
et éteint le génie imaginaire qui, de quelques vagues
formes grossièrement découpées dans un ciel
encombré de cumulus, ou un mur décrépi couvert
de moisi, faisait jaillir une ménagerie. Historiquement,
avec l’abstraction, la géométrie devint triomphante,
mais hélas se substitua à l’émotion qui
devait, c’était comminatoire, quitter le territoire
de l’art. On mit l’émotion, le mal absolu pour
les adeptes du concept omniprésent, à la porte des
musées, elle revint par la fenêtre des ateliers. Souvent
cependant, la mollesse des formes et la tiédeur des sentiments,
ou plus grave encore, une certaine niaiserie œcuménique,
obérèrent sérieusement l’intérêt
de ce retour de la silhouette et du contour. On attendait les Kubin,
les Schiele, les Goya de la géométrie, on vit de bons
artisans, de convenables illustrateurs charriant de bien lénifiantes
émotions, gluantes de bons sentiments. On attendait aussi,
à l’heure où toutes les facettes de l’intelligence
humaine tiennent désormais dans de gigantesques paquets binaires
de 0 et de 1, que l’art parvienne à produire la même
complexité en juxtaposant des étendues de noir et
de blanc. On attendait un Jean-Pierre Duffour quoi.
Quand Jean-Pierre Duffour, m’envoya il y a
10 ans ses propositions graphiques pour le personnage d’LD’,
j’eus le sentiment insensé qu’en quelques formes
géométriques, il rendait les dizaines d’aphorismes
et autres réflexions désabusées que j’avais
accumulés, parfaitement superfétatoires. D’ailleurs
je laissai parfois le dessin seul se substituer à mes méandres
syntaxiques tant son silence était sémantiquement
plus riche. Par bonheur, une complémentarité finit
par naître de cet accouplement apparemment pléonastique,
et en un triptyque, la gestation complète fut conduite à
son terme. Durant ces années où l’existence
sembla s’acharner à rendre la noirceur de notre personnage
bien euphémique comparée à ce que nous avions
à vivre lui et moi, la géométrie émotionnelle
de Jean-Pierre Duffour se chargea d’une colère volcanique.
Lui qui créa le dévoreur d’ombres, les fit nous
dévorer. Ombres de la bêtise triomphante empreinte
de certitudes dont les effets néfastes s’inscrivent
dans nos chairs et torturent nos âmes. Aujourd’hui,
sa géométrie émotive prend un nouvel essor.
De l’effondrement du corps, de la déréliction
muette vécue comme l’animal blessé au fond du
cachot de sa détresse, celle qui marquait les œuvres
qui illustraient « Le Fœtus Maudit », il est parvenu
à la tension extrême, au rugissement sonore, au courroux
rageur, à ce sursaut de révolte qui n’appartient
qu’à l’Homme et qui, de Spartacus à Louise
Michel, fait basculer l’histoire. Les ombres non pas chinoises,
mais d’encre de Chine, que Jean-Pierre Duffour fait désormais
surgir de son univers déjà prodigue en créatures
apparemment énigmatiques, condensent une force d’évocation
(cette « force qui va » comme on le disait de la peinture
de Géricault) qui fascine, hypnotise, tant elle épouse
nos effarements intérieurs. Seuls y seront insensibles ceux
à qui ce monde et la condition humaine paraissent aller de
soi et qui y trouvent leur petit bonheur satisfait. Les autres verront
dans ces formes tourmentées la digne succession de l’univers
de Kafka ou de Jarry. Asphyxie garantie.
Géométrie, tout est géométrie.
Ainsi la concordance amoureuse. Toute histoire d’amour peut
être schématisée, modélisée, sous
la forme de figures géométriques. Et comme l’enfant
qui ne parvient à faire entrer son carré dans le rond
de sa plate forme d’éveil (comme si les enfants dormaient),
chez Jean-Pierre Duffour, le triangle du gland n’a pas la
forme idoine pour s’encastrer convenablement dans celui du
sexe courtisé. Incompatibilité géométrique
qui parait sonner le glas des espoirs Aristophanesques de la reconstitution
de la boule originale, celle que les Dieux disloquèrent en
deux moitiés complémentaires destinées à
errer à la recherche l’une de l’autre.
Voilà, j’endigue prématurément
ce flot, mais qu’on m’octroie l’espace nécessaire
et je promets de le noyer sous les propos apologétiques d’un
des plus fascinants et singuliers passeur d’émotion
de notre temps.
D. Kelvin
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